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Adieu à Chipenden
Alice m’attendait à l’étage, assise sur une marche. Une bougie posée près d’elle faisait danser son ombre sur la porte de ma chambre.
— Je ne veux pas partir, Tom, souffla-t-elle en se levant. J’ai été heureuse ici. Ce qui pourrait m’arriver de mieux serait d’habiter avec vous dans la maison d’hiver. Le vieux Gregory n’est pas correct avec moi.
— Je suis désolé, Alice. Que veux-tu, sa décision est prise ! Je ne peux rien y faire.
Je voyais bien qu’elle avait pleuré, mais je ne savais que dire d’autre. D’un geste vif, elle saisit ma main gauche et la serra avec force :
— Pourquoi est-il toujours comme ça ? Pourquoi déteste-t-il à ce point les filles et les femmes ?
— Je crois qu’il a souffert, autrefois, murmurai-je.
J’avais appris ces derniers temps certaines choses concernant mon maître, que j’avais gardées pour moi.
— Écoute, Alice ! repris-je. Je vais te confier un secret, si tu me jures de ne jamais le répéter à quiconque. L’Épouvanteur ne doit pas savoir que je te l’ai dit !
— Je le jure ! fit-elle, les yeux brillants.
— Bon. Tu te souviens du jour où il voulait t’emprisonner au fond d’une fosse, à notre retour de Priestown ?
Elle acquiesça. Mon maître se débarrassait des sorcières en les enfermant vivantes dans un puits. Alice avait bien failli subir un sort identique, même si elle ne l’avait pas mérité.
— Tu te souviens de ce que je lui ai crié, alors ?
— Je n’ai pas très bien entendu. Je me débattais, j’étais terrifiée. En tout cas, tes paroles ont été efficaces, car il a aussitôt changé d’avis. Je t’en suis à jamais reconnaissante.
— Je lui ai seulement rappelé qu’il n’avait pas enfermé Meg dans un puits ; il ne pouvait donc t’y mettre, toi.
— Meg ? Qui est-ce ? Je n’ai jamais entendu ce nom…
— Meg est une sorcière. J’ai découvert son existence en lisant le journal de l’Épouvanteur. Jeune, il est tombé amoureux d’elle. Je crois qu’elle lui a brisé le cœur. Qui plus est, elle habite quelque part du côté d’Anglezarke.
— Meg comment ?
— Meg Skelton.
— Non ! C’est impossible ! Meg Skelton venait d’un pays étranger ; elle y est retournée il y a des années, tout le monde le sait. C’était une sorcière lamia, et elle voulait rejoindre les gens de son espèce.
J’avais beaucoup appris sur les lamias grâce à un des livres de la bibliothèque. La plupart d’entre elles étaient originaires de Grèce, où ma mère avait vécu. À l’état sauvage, ces créatures se nourrissaient de sang humain.
— Tu as raison, Alice, elle n’est pas née dans le Comté ; mais j’ai cru comprendre qu’elle était toujours ici, et que l’Épouvanteur comptait la voir cet hiver. Autant que je sache, elle est dans sa maison, et…
— Ne sois pas idiot, Tom. C’est une blague ? Quelle femme saine d’esprit voudrait vivre avec lui ?
— Il n’est pas si désagréable, Alice ! protestai-je. Voilà des semaines que nous partageons son quotidien, et nous avons été heureux.
— Si Meg est bien là-bas, fit Alice avec un sourire malicieux, qui te dit qu’elle n’est pas au fond d’un puits ?
Je lui rendis son sourire :
— Nous vérifierons cela quand nous y serons.
— Non, Tom. Tu vérifieras. Moi, je vivrai ailleurs, ne l’oublie pas ! Heureusement, Adlington n’est pas loin d’Anglezarke. Tu n’auras pas trop à marcher pour venir me voir. Tu viendras, Tom ? Tu feras ça pour moi ? Ainsi, je me sentirai moins abandonnée…
Je n’étais pas certain que mon maître m’en donnerait l’autorisation. Je désirais pourtant la réconforter. Je me souvins alors d’Andrew.
— Et Andrew ? dis-je. C’est le frère de l’Épouvanteur, le seul qui lui reste. Il est installé à Adlington, maintenant. Je pense que mon maître lui rendra visite de temps à autre, puisqu’ils seront presque voisins. Il m’emmènera probablement avec lui, et nous aurons des tas d’occasions de nous rencontrer.
À cette perspective, le visage d’Alice s’illumina. Elle lâcha ma main :
— Je te guetterai, Tom. Ne me laisse pas tomber ! Et merci pour ces confidences. Le vieux Gregory amoureux d’une sorcière ! Qui l’eût cru ?
Sur ces mots, elle ramassa son chandelier et monta dans sa chambre, au dernier étage.
Elle me manquerait, et trouver une bonne raison d’aller la voir serait sans doute plus difficile que ce que je lui avais laissé entendre. L’Épouvanteur n’approuverait sûrement pas ; il m’avait si souvent mis en garde contre les filles ! J’en avais assez dit à Alice à son sujet ; trop, peut-être… Et puis, il n’y avait pas que Meg dans le passé de mon maître. Il avait eu une relation avec une autre femme, une certaine Emily Burns, la fiancée d’un de ses frères. Celui-ci était mort, à présent, mais le scandale avait profondément divisé la famille. Emily, à ce qu’on racontait, demeurait encore près d’Anglezarke. Une histoire étant toujours à double face, je ne me serais pas permis de juger l’Épouvanteur sans en savoir davantage. Ce qui était sûr, c’est que cet homme avait beaucoup vécu !
J’entrai dans ma chambre et posai ma bougie sur la table, à côté du lit. Sur le mur, on pouvait lire les signatures des précédents apprentis. Certains avaient achevé leur apprentissage avec succès, comme Bill Arkwright, dont l’autographe se trouvait en haut à gauche. Bon nombre d’entre eux avaient échoué et n’étaient pas allés au bout de leur formation. D’autres étaient morts, comme Billy Bradley. C’était lui qui m’avait précédé. Malheureusement, il avait commis une erreur, et un gobelin lui avait mangé les doigts. Billy avait succombé à l’hémorragie.
J’examinai le mur avec soin, ce soir-là. D’après ce que je savais, tous ceux qui avaient logé dans cette chambre y avaient gravé leur nom. Le mien était écrit en tout petits caractères, car il ne restait guère de place. Pourtant, il en manquait un. J’eus beau chercher avec la plus grande attention, je ne trouvai pas Morgan. L’Épouvanteur avait déclaré qu’il avait été son apprenti ; en ce cas, pourquoi n’avait-il pas ajouté son nom ?
Qu’est-ce que cela signifiait ? Qu’est-ce qui s’était passé avec ce Morgan ?
Le lendemain matin, après le petit déjeuner, nous fîmes nos paquets. Juste avant le départ, je retournai rapidement à la cuisine pour dire au revoir au gobelin domestique.
— Merci pour tous ces bons repas que tu nous as préparés, lançai-je dans le vide.
Je me demandai si l’Épouvanteur aurait approuvé mon initiative : il évitait de se montrer trop familier avec ce serviteur d’un genre… particulier.
Je compris vite que le gobelin avait apprécié le compliment : à peine avais-je fini de parler qu’un profond ronronnement s’éleva sous la table de la cuisine, si fort que les casseroles se mirent à tinter. Le gobelin restait le plus souvent invisible ; à l’occasion, il prenait l’apparence d’un gros chat roux.
Après un instant d’hésitation, je rassemblai mon courage – car je n’étais pas sûr de la réaction de la créature – et poursuivis :
— Je suis désolé de t’avoir fâché, hier soir. Je remplissais simplement ma tâche. Est-ce cette lettre qui t’a troublé ?
Le gobelin ne pouvait pas parler, aussi n’attendais-je pas une réponse articulée. Seule une intuition m’avait poussé à poser la question ; il m’avait semblé que c’était la bonne chose à faire.
Soudain, un fort courant d’air souffla par le conduit de la cheminée, répandant une légère odeur de suie ; un fragment de papier s’envola de l’âtre et vint se poser sur le tapis. Je le ramassai. Les bords brûlés s’émiettèrent entre mes doigts ; c’était tout ce qui restait de la missive que j’avais rapportée.
Quelques mots étaient encore lisibles. Je dus les fixer un moment avant d’en saisir la signification :
Rends-moi ce qui m’appartient, ou je te ferai regretter d’être né. Commence par…
Pas de doute, il s’agissait d’une lettre de menaces. À propos de quoi ? L’Épouvanteur avait-il pris quelque chose à Morgan ? Un objet qui lui appartenait en propre ? Je ne pouvais imaginer mon maître voler quoi que ce soit, ce n’était pas son genre. Ça n’avait aucun sens…
Un appel venant du seuil de la maison interrompit mes réflexions :
— Qu’est-ce que tu fabriques, petit ? Dépêche-toi, on n’a pas toute la journée !
L’Épouvanteur s’impatientait.
Je chiffonnai le papier, le jetai dans l’âtre. Puis je ramassai mon bâton et courus vers la porte. Alice était déjà dehors ; mon maître, debout dans l’entrée, me dévisagea d’un œil soupçonneux. Deux sacs étaient posés à ses pieds. Comme d’habitude, j’allais devoir les porter. Je disposais à présent d’un sac personnel, bien que je n’eusse pas grand-chose à mettre dedans. Il ne contenait qu’un briquet à amadou, reçu en cadeau de mon père le jour de mon départ en apprentissage ; la chaîne d’argent offerte par ma mère ; mon cahier de notes et quelques vêtements, dont mes chaussettes, si souvent reprisées qu’il ne restait presque rien du tricot original. L’Épouvanteur m’avait acheté un gilet en peau de mouton, très chaud, que j’avais mis sous mon manteau. J’avais également mon propre bâton, que mon maître avait taillé lui-même dans une branche de sorbier, un bois efficace contre la plupart des sorcières.
En dépit de sa défiance envers Alice, l’Épouvanteur s’était montré généreux : elle aussi avait eu droit à un manteau d’hiver, en laine noire, muni d’un capuchon, qui lui descendait aux chevilles.
M. Gregory, lui, paraissait insensible au froid. Il portait le même manteau été comme hiver. Si sa santé n’avait pas été brillante, ces derniers mois, il semblait parfaitement remis, et plus solide que jamais.
Il tourna la clé dans la serrure et, plissant les yeux dans la lumière du soleil hivernal, partit à vive allure. Je ramassai les deux bagages et m’élançai derrière lui, Alice sur mes talons.
— Au fait, petit ! me lança l’Épouvanteur par-dessus son épaule. En descendant vers le sud, nous passerons par la ferme de ton père. Il me doit encore dix guinées pour solde de ton apprentissage.
J’étais triste de quitter Chipenden. Je m’étais attaché à cette maison et à ces jardins, et l’idée d’être bientôt séparé d’Alice me navrait. Au moins, j’aurais la chance de voir papa et maman. À cette perspective, mon cœur bondit de joie, et j’allongeai le pas avec une énergie renouvelée.